Vive les femmes cheffes libres de leurs choix

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J’ai passé le dimanche 13 octobre au salon Omnivore (où je me suis souvent rendue des années précédentes). Habituellement organisé en mars, il a été bien sûr décalé pour cause de Covid. Bravo aux organisateurs de l’avoir maintenu. Je n’avais pas prévu d’y aller. Mais, sur une impulsion, j’ai participé à un tirage au sort du magazine Fou de Cuisine sur Instagram et j’ai gagné ! Direction donc le Parc Floral de Vincennes dimanche (changement de site après des années de Mutualité). J’avais consulté le programme et prévu, autant que possible, de me concentrer sur les femmes en scène. J’ai d’ailleurs eu l’impression (sans comptabiliser) que les femmes étaient davantage présentes que les années précédentes. Est-ce un hasard, une opportunité liée à un « recrutement » de chefs étrangers plus compliqué cette année, un choix ? Les organisateurs d’Omnivore sont-ils désormais convaincus du talent égal des chefs quel que soit leur sexe ? Ce serait une évolution bienvenue et récente si l’on se remémore une scène du film de Verane Frediani (A la recherche des femmes chefs) où l’on voyait Luc Dubanchet, l’ex patron d’Omnivore répondre sans être très convaincant à la question de la place des femmes cheffes.

J’ai donc assisté à plusieurs conférences ou « masterclasses » passionnantes de femmes très talentueuses, chacune dans leur métier.

La jeune cheffe Alexia Duchêne a décidé, après la brève expérience du restaurant Datsha, de se recentrer sur ses valeurs et ses envies et de devenir pour l’instant « une cuisinière sans restaurant ». Elle envisage de recevoir chez elle, dans son ambiance personnelle, pour des dîners sur mesure (c’est devenu moins élitiste selon elle), voire à d’autres moments de la journée (thé, petit déjeuner). Elle veut sortir de l’attitude égoïste de certains chefs qui voudraient imposer leur choix plutôt qu’écouter les clients. Elle dit aussi avoir réussi à se détacher du jugement de ses pairs pour surtout « faire ce qui lui fait plaisir ». Une cuisine où elle cherche de la « lisibilité dans l’assiette, avec des chocs, des contrastes ». Et elle veut aller à l’encontre des cuisiniers qui ajoutent des tas de trucs dans l’assiette « pour impressionner » : elle est plutôt sur des assiettes simples : « un truc principal, un truc pour agrémenter, une sauce ». Et elle a aussi envie de redonner une certaine noblesse à certains aliments en les cuisinant au maximum de leurs possibilités, l’oignon doux des Cévennes par exemple.  Elle souhaite aussi travailler sur les accords mets-boissons hors alcool, dans une approche plutôt française de la boisson (jus de légumes, « laits » végétaux… ?). Alexia Duchêne a eu la chance de faire très jeune son éducation gustative car ses parents lui donnaient de l’argent pour aller au restaurant découvrir des cuisines différentes. Elle va aussi sortir prochainement un livre qu’elle souhaite accessible : de la cuisine du quotidien, en apprenant à traiter les aliments autrement. Boris Coridian qui animait les rencontres de la « Grande Scène » lui a demandé en conclusion ce que lui avaient apporté les chefs avec lesquels elle a travaillé : « Harry Cummings : le respect ; Giovanni Passerini : la spontanéité et la sensibilité ; Gregory Marchand : la rigueur et l’exigence ». Un beau mélange !

La tonique cheffe Laëtitia Visse vient d’ouvrir son restaurant, La femme du boucher, à Marseille. Je l’avais croisée aux Arlots il y a quelques années (et recroisée par hasard au moment du déconfinement chez Etsi, car elle est copine avec la cheffe de ce délicieux restaurant grec). Elle non plus n’a pas eu envie de poursuivre une carrière dans des restaurants gastronomiques. Notamment parce qu’elle était une fille. Elle a vécu des moments difficiles, ne s’y sentait pas à l’aise et raconte qu’on lui a souvent dit « qu’elle n’était pas à sa place ». Elle considère, elle, que tout le monde peut avoir sa place en cuisine, « c’est une question de passion, de persévérance et de rencontres ». Elle aime les bistrots et leur générosité et a ouvert un BISTROT ! Elle va y servir toutes sortes de plats autour de la viande (vu le nom !) mais son leitmotiv est la viande de qualité plutôt qu’en manger beaucoup. Et elle veut aussi montrer « qu’on peut manger de la viande et être quelqu’un de bien » ! « Qu’on peut être une femme et aimer la viande, la charcuterie, les abats » ! Elle voit la charcuterie comme un intermédiaire entre la cuisine et la pâtisserie, un mélange de rigueur et de précision (pour l’assaisonnement) et de créativité (pour les ingrédients). Je suis malheureusement passée à Marseille une semaine trop tôt, son restaurant n’était pas encore ouvert.

La super-active Nadia Sammut était d’abord présente sur la « grande scène » avec sa mère, la cheffe Reine Sammut, qui lui transmet peu à peu les rênes de l‘Auberge la Fenière, puis sur la scène Artisan, pour parler de ses différents projets engagés dans son territoire. Cet engagement est parti au départ de sa maladie coeliaque complétée d’une intolérance au lactose qui l’ont toujours obligée à manger différemment. Elle a peu à peu fait de cette contrainte une force pour développer ce qu’elle appelle la « cuisine libre » (et pas une cuisine « sans »). Utiliser des graines et farines sans gluten lui a permis de développer sa créativité et d’autres goûts. Elle a ainsi cuisiné pour Omnivore un couscous avec une graine de manioc fermentée qui a un aspect proche de celui de la semoule.  Elle a d’ailleurs développé une passion pour les farines vivantes et acheté un moulin. Ses activités sont multiples et visent notamment à s’engager pour les producteurs de son territoire, accompagner les filières agricoles, maraîchères, soutenir la pêche durable. Son projet global va au-delà de la cuisine, il s’agit de nourrir l’autre, avec de la culture, de la nourriture bien sûr et des échanges. Pour cela, il y a les restaurants, un institut de formation, un atelier de production de conserves où elle convie des chefs, Komansal, un site qui notamment commercialise des farines alternatives et produits dérivés. Et bientôt un livre écrit avec la journaliste Paule Masson, Construire un monde au goût meilleur, qui sort fin octobre chez Actes Sud.

Alexia Duchêne / Reine et Nadia Sammut

Laëtitia Visse et sa successeuse aux Arlots / Claire Heitzler

La talentueuse pâtissière Claire Heitzler a proposé deux desserts : une tarte Tatin de figue où elle cherchait à « retrouver le goût de l’odeur » de la feuille de figuier, et un dessert autour de la carotte (les deux fort appétissants !). Elle est très attachée à la saisonnalité (cela structure d’ailleurs son site internet) et se bat pour la biodiversité. Elle parait constamment curieuse de nouvelles expériences, notamment autour des légumes. Dès qu’elle goûte un légume et qu’elle y sent une certaine sucrosité, elle se dit qu’elle pourra faire des tests pour le travailler en pâtisserie/dessert. Elle a ainsi mentionné la tomate, le petit pois mais aussi l’artichaut, le chou-fleur. Mais elle est aussi très attachée aux cakes, biscuits, moelleux, caramélisé : des bases plus classiques de la pâtisserie !

La maraîchère Hélène Reglain de la Ferme d’Artaud fournit de nombreux chefs du fait de la diversité et de la qualité de sa production. Hélène Reglain était hôtesse de caisse et suite à des problèmes de santé, elle a cherché une activité qui ait davantage de sens pour elle. Vu la passion avec laquelel elle parle de son métier, visiblement, elle a bien trouvé ! Elle a parlé de sa façon de cultiver des légumes. En fait, elle ne les cultive pas, elle les élève et surtout, elle les laisse vivre leur vie propre. Elle sème des graines et les laisse croître, elle observe comment les légumes évoluent, s’efforce de sentir ce qui se passe. Pour elle, ce qui compte, c’est de laisser « la nature libre ». Elle a pris conscience peu à peu des différences gustatives énormes qui pouvaiente exister pour un même légume et a développé la passion de cultiver une multitude de variétés. Quand elle a commencé, peu à peu elle a raconté ce qu’elle faisait sur internet et cela a attiré l’attention de chefs. Travailler avec eux la pousse à aller plus loin dans son approche des légumes. C’est elle qui choisit ses chefs car il est impératif qu’elle puisse nouer une relation humaine, de confiance, que le chef comprenne son travail, son terrain, la saisonnalité. Elle a d’ailleurs défini la saison comme « le produit qui arrivé à maturité ». Ce n’est donc pas figé et il faut se caler sur le produit. C’est au restaurant d’expliquer cela au client car c’est aléatoire. D’où l’importance d’une confiance mutuelle. Elle a cité Virginie Giboire, cheffe du restaurant Racines à Rennes : celle-ci lui a commandé des melons, elle les prendra quand ils seront mûrs et non à telle ou telle date (NB : voilà encore une raison supplémentaire d’aller à Rennes !). De plus, travailler en harmonie avec la nature aide à tenir en temps difficiles : « Quand on regarde la nature, on voit que tout repart toujours, on s’appuie sur cette force ». Cela l’a aidée quand elle a connu une période très compliquée avec la sécheresse. Elle voit vraiment quelque chose d’essentiel dans cette préservation de la diversité  des semences et donc des goûts en soulignant que « restreindre le goût, c’est restreindre les souvenirs qu’on pourrait avoir »…

Et sinon, j’ai croisé brièvement à Omnivore une multitude de femmes talentueuses : la productrice de fromages de chèvre Laure Fourgeaud de la Ferme du Châtain (et goûté un peu de ses fromages); les journalistes et autrices Camille Labro (initiatrice de l’Ecole Comestible), Raphaële Marchal (qui animait avec sa joyeuse spontanéité habituelle la scène Outdoor), Caroline Mignot (chasseuse de sensations et de souvenirs olfactifs et gustatifs), Claire Pichon, qui écrit toujours de belles histoires dans Fou de Cuisine et Fou de Pâtisserie ; la patronne de l’agence de communication Neroli très en pointe sur la gastronomie Emilie Fléchaire, une de ses charmantes alter ego japonaise Lumi Hachiya, la photographe Géraldine Martens, Alessandra Pierini de l’épicerie RAP, la maîtresse es cookies Jean Hwang Carrant, la fantastique Moko de Mokonuts (photo) et j’en oublie sans doute*.

A propos des femmes cheffes et de leur visibilité, de leurs difficultés aussi, différentes initiatives se sont développées depuis quelques années :

  • il y a eu le livre d’Esterelle Payany et Vérane Frediani : Cheffes, 500 femmes en cuisine
  • il y a donc eu le film documentaire de Vérane Frediani : A la recherche des femmes cheffes

Et aussi, il y a quelques jours, Cheffes, un bel événement gastronomique, féministe et solidaire organisé par l’association Ernest proposant deux soirées avec des menus uniquement cuisinés par des femmes cheffes. J’y suis allée le dimanche soir, cela se passait au Centre National de la Danse à Pantin-(que j’ai beaucoup fréquenté pour des spectacles de dans il y a des années). Ces soirées, outre l’aspect solidaire, permettaient de montrer combien le talent des femmes cheffes est multiple, varié et grand. J’ai notamment adoré les plats de Manon Negretti-Guichard, la cheffe du Café Ineko (un lieu très plaisant), et de la cheffe indépendante Céline Pham.

Quand on parle des femmes dans le monde de la gastronomie, il faut aussi bien sûr parler de toutes les violences sexistes ou sexuelles que beaucoup d’entre elles subissent. Aussi bien Alexia Duchêne que Laëtitia Visse, notamment, ont témoigné à Omnivore d’une ambiance sexiste et fort peu agréable dans certains restaurants où elles ont travaillé. C’est le lot commun des jeunes femmes dans ce milieu. Les violences en cuisine sont terribles et très répandues et concernent aussi bien les hommes que les femmes, surtout jeunes. Mais les femmes cumulent cela avec le sexisme et cela peut aller très loin. Bien sûr, les femmes, comme les hommes en cuisine, peuvent avoir envie de prendre leur autonomie mais c’est bien dommage que ce choix soit parfois une fuite de conditions de travail délétères.

Des témoignages personnels et émouvants sont à écouter :

Il y a aussi l’hallucinant compte Instagram de l’activiste féministe et ancienne salariée de la restauration Camille Aumont-Carnel @jedisnonchef qui répertorie toutes les horreurs dites/faites aux femmes en cuisine.

La volonté de briser le silence qui entoure ce sujet (une sorte d' »omerta » car il parait que beaucoup de gens savent…) a grandi peu à peu car la situation est vraiment insupportable. Actuellement, Camille Aumont-Carnel et la journaliste Nora Bouazzouni (notamment autrice de Faiminisme) ont entrepris de collecter des témoignages de violences, quel que soit leur niveau (de la blague sexiste au viol…). De nombreux articles ont commencé à sortir dans la presse, annonçant des révélations à venir… Il semble qu’une enquête solide soit en cours.

Je crois qu’apprécier un restaurant aujourd’hui passe par la qualité de la nourriture évidemment, la gentillesse et le professionnalisme du service, le choix vertueux des produits et de la façon de les traiter mais aussi, en tout cas pour moi, par une éthique générale, qui évidemment inclut de traiter correctement les personnes qui travaillent dans ce restaurant : cela passe par des dimensions multiples (salaire, horaires, écoute, …) dont une essentielle est le RESPECT. Personnellement, je boycotte et boycotterai tout restaurant qui ne me paraitrait pas répondre à cela, mais encore faut-il en être informée… Par exemple, j’ai beaucoup aimé par le passé deux restaurants du chef William Ledeuil, je m’en étais un peu éloignée ces dernières années pour diverses raisons. La façon dont il n’a apporté aucun soutien à Céline Pham agressée par un de ses collaborateurs le disqualifie sérieusement à mes yeux…

Dans une période où les restaurants connaissent et connaitront des difficultés en lien avec le virus, espérons que ce sont les (réellement) plus vertueux qui auront un bel avenir. Rêvons à un monde (que j’espère voir un jour) où le respect, l’écoute, la solidarité, la valorisation de l’équipe, existeront dans toutes les cuisines et où les femmes pourront librement choisir de rester dans le monde de la restauration notamment gastronomique ou d’ouvrir leur restaurant (ou toute autre activité indépendante) par choix, par envie et non par nécessité de fuir des équipes où la violence règne.

*Je ne fuis pas les homme bien sûr ! J’ai choisi un angle dans la richesse de la programmation. Bravo à Boris Coridian et Stéphane Méjanès pour leur mise en valeur des talents présents, bravo aux organisateurs pour ce bel évenement maintenu malgré tout, bravo Stéphane Jego, passionnant dans la transformation de son métier.

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